Comment Kadhafi gouvernait par le viol
Les Amazones ? « Du décorum »
Le recrutement des victimes avait lieu dans les « comités révolutionnaires », les facultés, les salons de beauté et dans cette fameuse académie militaire pour femmes qui valait à Kadhafi sa réputation de « féministe ». Il les a tellement exhibées en voyage, ses Amazones, gardes du corps en uniforme…
Une femme officier témoigne, dégoûtée : « Kadhafi s’y servait à sa guise ». C’était « un simple décorum ». Les vrais gardes étaient en coulisse : « Des hommes de Syrte, sa ville natale. »
« Tous les responsables connaissaient sa méthode. Certains l’utilisaient, personne ne pouvait parler. Même encore aujourd’hui, s’indigne Annick Cojean. Le viol reste un tabou extraordinaire en Libye. Parce que la honte rejaillit sur les victimes et leur entourage : les pères, frères, maris sont considérés comme des sous-hommes s’ils n’ont pu laver ce crime dans le sang. »
Une vidéo d’avertissement circulait chez les gardes de Kadhafi, montrant l’un d’eux écartelé entre deux voitures : il avait hurlé parce que le maître avait « visité » sa femme.
Le viol était une « arme politique », explique encore l’avocat Mohammed al-Alagi, actuel président du Conseil suprême des libertés publiques, un des rares leaders de la nouvelle Libye démocratique à aborder le sujet.
Le dictateur mégalomane, qui régna quarante-deux ans sur le pays et sur ses riches ressources pétrolières, abusait aussi des certains ministres, de leurs femmes, de filles de généraux, d’épouses de diplomates étrangers, de stars… Parfois par la force, parfois en distribuant des valises de billets. Le fils de bédouin pauvre y voyait une façon d’humilier à jamais toutes les têtes susceptibles de dépasser.
Exagéré ? L’obstinée Annick Cojean a pu accéder à Mansour Daw, chef de la sécurité, cousin et dernier fidèle du guide, capturé à ses côtés par les rebelles. Aujourd’hui en prison, il ne renie rien du régime. Sauf sur la partie « vie privée », dont il ne veut pas entendre parler.
Mais il raconte quand même avoir marié son fils dans la plus grande discrétion, interdisant les portables, pour éviter que des photos des invitées ne circulent dans l’entourage de Kadhafi. Pourquoi ? « Je ne voulais pas que ma famille soit victime de ses agissements. »
« Arme politique », le viol est devenu une « arme de guerre » contre la rébellion. Dans les caches des milices pro-Kadhafi, à Benghazi, Misrata ou Zouara, on a retrouvé des centaines de boîtes de viagra. L’ordre venait d’en haut.
La Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur ces crimes de guerre. Mais elle se heurte à ce tabou du viol dans une société puritaine et traditionaliste, qui transforme les victimes en coupables.
« Le livre, traduit en arabe, sortira le mois prochain en Libye, ça m’angoisse, soupire Annick Cojean. On ne peut imaginer à quel point le sujet est sulfureux, là-bas. J’ai peur pour Soroya et les autres. Mais j’espère que cela va permettre de reconnaître leur souffrance. C’est fondamental. »
François CHRÉTIEN.
Les proies, dans le harem de Kadhafi, Annick Cojean, Grasset, 19 €, 324 pages.
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